Mots sur le bout de la langue : ne donnez plus votre langue au chat

Avez-vous déjà vécu une situation pendant laquelle vous parliez et tout à coup PAF, le mot que vous vouliez dire ne sort pas ? C’est agaçant et frustrant, vous l’avez pourtant sur le bout de la langue ! Pas de panique c’est normal ! Je m’en vais vous expliquer ce qu’on sait sur ces phénomènes langagiers de mot sur la langue et ce que leur étude apporte sur la compréhension du langage.

Commençons avec la petite expérience suivante (Bonin, 2013 : 47)1. Voici quelques définitions, pour chacune d’entre elle, essayez de trouver le mot correspondant :

  • Appareil servant à la distillation
  • Support de bois sur lequel un peintre pose sa toile pour peindre un tableau
  • Rocher à fleur d’eau, dans la mer, sur lequel un bateau peut s’abîmer
  • Système servant à faire passer les péniches en amont ou en aval d’un changement de niveau

(Réponse en bas de page 2)

Le but ici est évidemment pas d’avoir tout bon mais de provoquer le blocage du mot sur le bout de la langue. Peut-être les avez-vous trouver, peut-être avez-vous eu le mauvais mot et c’est pas grave ! Peut-être même avez-vous eu une image mentale des termes.

On a toustes déjà vécu ce blocage, c’est un phénomène universel qui a été observé dans une cinquantaine de langue. Ce phénomène révèle beaucoup sur le fonctionnement du langage du point de vue de la cognition, c’est-à-dire des mécanismes neurocognitifs impliqués dans la production et la compréhension du langage.

En effet, alors que le mot semble bloqué en travers de notre gorge, il nous est possible de donner des informations sur ce mot. Par exemple, si on bloque sur un nom d’acteur, on peut dire s’il s’agit d’un homme, d’une femme ou encore les films dans lesquels la personne a joué. S’il s’agit d’un nom commun, vous pouvez dire son genre grammatical (mot féminin ou masculin), par quel son ou quelle lettre commence le mot ou bien s’il est plus ou moins long.  

C’est là que ça devient frustrant. Vous en savez des choses sur ce mot mais aucun son ne sort. Tiens, et si c’était pas un problème de sons au final ? Bingo ! J’ai des informations sur le sens du mot mais je n’arrive pas à le verbaliser, à l’articuler. On aurait donc le sens mais pas le son. C’est l’hypothèse actuelle concernant le phénomène : la jonction entre le signifié (le sens) et le signifiant (le son) ne se fait parfois pas.

Pourquoi ça arrive plus sur certains mots que d’autres ? Le blocage intervient principalement sur des noms propres et dans une moindre mesure sur des mots abstraits et des noms communs. Aussi, les mots peu fréquents, les mots plus rares en quelque sorte, sont plus susceptibles de provoquer le blocage entre le sens et le sens. Enfin, les mots qui ont une forme sonore peu commune sont plus enclins à provoquer le phénomène du mot sur le bout de la langue.

C’est grave docteur ? Non, ce n’est pas grave s’il vous arrive de temps en temps d’éprouver ce blocage. Toutefois, il peut parfois s’agir d’un symptôme de trouble aphasique (ex. aphasies fluentes type Wernicke) ou de démence (par ex. maladie d’Alzheimer). S’il s’agit d’un symptôme aphasique, il ne viendra pas seul étant donné que les aphasies résultent de lésions cérébrales ou d’accident vasculaires cérébraux. Pareil dans le cas des démences de type neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer, d’autres symptômes se manifesteront.

L’intérêt de ce genre de phénomène pour le linguiste est de mettre en lumière la partie invisible de l’iceberg : proposer des modèles cognitifs du langage. C’est-à-dire une reproduction abstraite et hypothétique de la façon dont notre cerveau transforme des pensées et des concepts en des sons qui font sens en production et en compréhension. Le phénomène du mot sur le bout de la langue suggère donc que les mots, les phrases de nos pensées ne sont pas stockées tels quels quelque part dans notre cerveau mais que les informations sonores ou sémantiques sont séparées. Reste donc à savoir comment notre cerveau fait pour assembler toutes ces briques en un temps record.

Le saviez-vous :

  • Le phénomène semble plus fréquent chez les personnes âgées que chez les jeunes
  • Les personnes bilingues semblent plus susceptibles à avoir des mots sur le bout de la langue probablement lié à la faible fréquence des termes dans chaque langue
  • Environ 90% des blocages sont finalement résolus dont la moitié dans la minute qui suit le blocage.
  1. Bonin, P. (2013). Psychologie du langage: la fabrique des mots approche cognitive (2e éd.). De Boeck. ↩︎
  2. Les mots étaient « alambic », « chevalet », « écueil » et « écluse ». ↩︎

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